Illustrations : Jean-Pierre FOURES et Patrick Ceillier
Sur la plage, un marchĂ© animĂ© et colorĂ© propose du gibier, des lĂ©gumes et des fruits venus de GuinĂ©e. DâĂ©normes sacs de pains ainsi que les symboles de la sociĂ©tĂ© moderne que sont devenus les rĂ©frigĂ©rateurs, les matelas et autres gaziniĂšres, en Ă©quilibre prĂ©caire sur de frĂȘles pirogues, traversent lentement lâestuaire du Muni en direction de Cogo, sur la rive opposĂ©e, distante dâune quinzaine de kilomĂštres.
21 SEPTEMBRE 1914
Tel nâa pas Ă©tĂ© le cas en 1914 quand les obus et la mitraille sâabattirent sur le village Ă lâaube dâun matin paisible du dĂ©but de la saison des pluies, le 21 septembre Ă cinq heures quinze. En ce temps-lĂ , Cocobeach Ă©tait occupĂ©e par les Allemands depuis trois ans. Que faisaient-ils lĂ ? Peu dâentre-nous sâen souviennent aujourdâhui prĂ©cisĂ©ment.
Ă Cocobeach, prĂšs de la plage, devant la rĂ©sidence du prĂ©fet, un petit Ă©dicule surmontĂ© dâune ogive dâobus de 100 mm perpĂ©tue le souvenir de ce matin vibrant du fracas des armes.
Le promeneur curieux sâinterroge sur cette insolite prĂ©sence : le temps faisant son Ćuvre a effacĂ© les inscriptions gravĂ©es dans la pierre, tout comme le souvenir, dans la mĂ©moire des villageois.
1911 : LE COUP DâAGADIR
En fait, tout avait dĂ©butĂ© le 1er juillet 1911, lorsque la canonniĂšre «Panther» vint mouiller devant le petit port dâAgadir sur la cĂŽte occidentale du Maroc alors en voie de «pacification» par la France. Le prĂ©texte semblait mince : il sâagissait de protĂ©ger des ressortissants allemands menacĂ©s par une agitation dans la rĂ©gion de Sous. Quelques jours aprĂšs, la canonniĂšre «Panther», portant une centaine dâhommes, Ă©tait relevĂ©e par le croiseur «Berlin» disposant de trois cents marins.
(Cottes – La Mission Cottes au sud Cameroun)
LâopĂ©ration prenait de lâampleur. AussitĂŽt lâopinion publique française sâenflammait contre cette tentative dâintimidation jugĂ©e injustifiĂ©e. Il faut rappeler que depuis la dĂ©faite humiliante de 1870 la France avait dĂ©ployĂ© sur le continent africain une intense activitĂ© en vue dâĂ©tablir un empire territorial qui sâĂ©tendait de la MĂ©diterranĂ©e au sud de lâĂ©quateur. LâAllemagne qui avait obtenu en 1885, lors de la confĂ©rence de Berlin, outre le sud-ouest africain et lâAfrique orientale, le Cameroun et le Togo, ne voyait pas dâun trĂšs bon Ćil lâexpansionnisme du vaincu de 1870.
Le «coup dâAgadir» nâĂ©tait donc quâun prĂ©texte destinĂ© Ă contraindre la France Ă la cession dâune partie des territoires dâAfrique centrale au profit du Cameroun allemand. En Ă©change, Berlin renonçait Ă toute prĂ©tention sur le Maroc oĂč Paris pouvait nĂ©gocier sa zone dâinfluence avec lâEspagne (Madrid sâarrogeant le Rif au nord, et le Sahara â Rio de Oro â au sud).
Câest ainsi quâen 1911, tout le nord du Gabon Ă©tait rattachĂ© au «Kamerun» selon une ligne allant approximativement de Cocobeach Ă Mvahdi, passant lĂ©gĂšrement au nord de Mitzic. LâexaspĂ©ration Ă©tait Ă son paroxysme tant chez les EuropĂ©ens de Libreville quâĂ Paris oĂč lâon Ă©voquait la mĂ©moire trahie de Savorgnan de Brazza et de ses compagnons. En 1914, lâentrĂ©e en guerre contre lâAllemagne ouvrait la perspective dâune reconquĂȘte des territoires ainsi abandonnĂ©s.
1914 : LA GUERRE AU GABON
Lorsque le 4 aoĂ»t 1914 la dĂ©claration de guerre est connue, lâenvie dâen dĂ©coudre au plus vite embrase la population. Nombreux sont les jeunes gabonais enthousiastes qui rĂ©pondent Ă lâappel du Gouverneur en vue de sâengager sous la banniĂšre tricolore. Louis-Emile Bigmann, ancien prĂ©sident de lâAssemblĂ©e Nationale en donne une vision Ă©mouvante dans son ouvrage consacrĂ© Ă Charles NtchorĂ©rĂ©. A lâĂ©tat-major français lâardeur guerriĂšre est quelque peu tempĂ©rĂ©e par ce que lâon sait des forces allemandes.
Outre le fait que les postes ennemis sont solidement retranchĂ©s sur des sites fortifiĂ©s et gĂ©nĂ©reusement pourvus en artillerie et mitrailleuses, le rapport numĂ©rique sâavĂšre Ă©galement dĂ©favorable. Face aux 2300 hommes que peut aligner lâArmĂ©e française, les Allemands sont prĂšs de 3500 en Ă©tat de combattre, mieux armĂ©s et organisĂ©s. De plus, il apparaĂźt trĂšs vite que lâadversaire nâenvisage pas dâactions offensives vers le sud. Il va donc falloir partir Ă lâassaut avec les inconvĂ©nients que cela implique dans un milieu naturellement hostile, sur de longues distances, Ă pied, sans moyens de transmissions.
Rapport manuscrit rédigé par le commandant MIQUELARD, daté du 27 septembre 1914, relatant les combats de Ukoko (nom allemand de Cocobeach) |
Le poste Allemand occupé par les Français le lendemain de la bataille |
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Le poste militaire en 1990 |
Tenue de lâarmĂ©e coloniale au Congo J Audema 376 |
Tirailleurs Sénégalais au Congo J Audema 381 |
La dĂ©fense allemande repose sur trois points dâappui : MinkebĂ© dans le Haut-Ivindo Ă lâest, Oyem au centre et Cocobeach Ă lâouest.
Le 13 aoĂ»t 1914, le commandant Dubois de Saligny quitte BoouĂ© oĂč il a concentrĂ© ses troupes en direction dâOyem. Il parvient Ă Mitzic le 26 dâoĂč il expĂ©die un tĂ©lĂ©gramme vers Libreville qui parviendra Ă destination le 6 septembre.
Le 6 septembre oĂč, Ă 10 heurs 30, la colonne est accrochĂ©e par lâennemi dans le village de Bengone. Le combat dure jusquâĂ 18 heures. Les pertes sont sĂ©vĂšres : Saligny, un lieutenant, deux sergents, quinze tirailleurs sont tuĂ©s, vingt tirailleurs blessĂ©s. Le capitaine Trouilh a pris le commandement et aprĂšs avoir regroupĂ© ses hommes, Ă la faveur de la nuit, parvient Ă se replier vers Mitzic quâil atteint aprĂšs une nuit de marche forcĂ©e. Il sây retranche Ă la hĂąte craignant une contre-attaque allemande qui ne viendra pas.
Le 13 septembre 1914, la colonne du capitaine Defert, ayant progressĂ© vers le nord-est, attaque le poste solidement fortifiĂ© de MinkebĂ© Ă proximitĂ© de Mvahdi oĂč sont retranchĂ©s les Allemands. Lâassaut ayant Ă©tĂ© repoussĂ©, Defert organise le siĂšge de la place et lance plusieurs opĂ©rations du 21 au 24 septembre, en vain. De leur cĂŽtĂ© les assiĂ©gĂ©s tentent deux sorties qui sont repoussĂ©es. Le 24 au soir, Defert apprend quâune colonne allemande venue dâOyem progresse vers MinkebĂ© afin de venir en aide Ă la garnison assiĂ©gĂ©e. Nâayant pas les moyens suffisants pour faire face sur deux fronts il dĂ©cide de se replier sur Mvahdi, son point de dĂ©part, oĂč il se retranche Ă son tour, attendant un ennemi qui lâignorera.
Pendant que se dĂ©roulent ces opĂ©rations sur Oyem et MinkebĂ©, la situation militaire Ă©volue sur la façade atlantique. LâĂ©tat-major craint un moment une offensive maritime allemande sur Libreville tentĂ©e par des Ă©lĂ©ments venus de Douala, puis ses craintes sâapaisent.
Les forces assemblĂ©es pour la dĂ©fense de la capitale deviennent donc disponibles. Lâoffensive vers le troisiĂšme point dâappui, Cocobeach, prend forme, son exĂ©cution est prĂ©cipitĂ©e par les attaques surprises de postes cĂŽtiers auxquelles se livrent deux petits vapeurs rapides le «Rolph» et le «Nachtigal» ; Surgissant Ă lâimproviste, ils bombardent et mitraillent des postes littoraux français semant lâĂ©pouvante parmi les populations dans lâestuaire de la Mondah.
Ă 16 H 45, COCOBEACH EST PRISE
Un peloton de 80 hommes appartenant Ă la 2Ăšme compagnie parti de Kango doit progresser Ă pied vers Cocobeach afin dây prendre lâennemi Ă revers.
Attaqué, dispersé, il parviendra à établir la jonction le 5 octobre, décimé.
Un civil installĂ© Ă Libreville, M. Ferdinand Guillod, directeur des Ă©tablissements «Personnaz et Gardin», ayant longtemps habitĂ© la rĂ©gion du Muni, sert de pilote au bĂątiment de guerre navigant de nuit entre Ă©cueils et haut-fonds. Le 21 septembre Ă 4 heures «La Surprise» parvient Ă six cents mĂštres de la plage et ayant mis ses chaloupes Ă la mer commence Ă dĂ©barquer ses troupes sans bruit. Au lever du jour, les Allemands ouvrent immĂ©diatement le feu sur le navire, ses chaloupes et tentent de repousser les Ă©lĂ©ments ayant dĂ©jĂ mis pied Ă terre. MalgrĂ© la mitraille, la noria de dĂ©barquement dĂ©verse ses hommes Ă la cĂŽte oĂč les positions françaises ne faiblissent pas, se renforçant dâheure en heure.
Ă 12 heures 30 lâassaut est donnĂ© alors que la totalitĂ© de lâeffectif ne sera dĂ©barquĂ© quâĂ 14 heures trente. MalgrĂ© les tranchĂ©es, une mitrailleuse hargneuse, et leur acharnement dĂ©fensif, les Allemands sont bousculĂ©s partout.
Les tirailleurs grenadent et chargent Ă la baĂŻonnette sans relĂąche. Ils prennent dâabord lâhĂŽpital, puis la maison de lâadministrateur, le poste avancĂ© en lisiĂšre de la plage, et enfin la position principale.
Ă 16 heures 45 Cocobeach est prise. Les Allemands ont durement payĂ© leur opiniĂątre rĂ©sistance : ils laissent sur le terrain dix morts dont cinq europĂ©ens et presque autant de blessĂ©s et de prisonniers qui seront transfĂ©rĂ©s Ă Libreville en fin de journĂ©e. Une poignĂ©e dâAllemands profitant de la confusion a rĂ©ussi Ă sâenfuir en GuinĂ©e Espagnole.
Durant un mois Miquelard ratissera la région marécageuse à la recherche de fuyards : il en capturera une dizaine terrés et affamés.
Le journal LâIllustration, quelques mois plus tard, donnera une relation Ă©pique des faits :
La prise de Cocobeach chef-lieu du territoire allemand du Muni, sur la cĂŽte congolaise au nord du Congo français, est un des plus heureux Ă©pisodes des combats livrĂ©s en Afrique depuis le commencement de la guerre. Une expĂ©dition organisĂ©e le 21 septembre fut conduite avec tant de dĂ©cision et de vigueur que le soir mĂȘme notre pavillon qui avait Ă©tĂ© amenĂ© Ă Coco Beach aprĂšs la signature du douloureux traitĂ© de cession dâune partie du Gabon, resplendissait Ă nouveau de ses trois couleurs sur le territoire du Muni.
CĂŽtĂ© français, les pertes sont infĂ©rieures, trois hommes sont citĂ©s pour leur bravoure face Ă lâennemi. Ils auront droit Ă dâexceptionnelles funĂ©railles Ă Libreville. Ils seront inhumĂ©s au cimetiĂšre de KĂ©rĂ©llĂ© (devenu Cercle Militaire, puis Centre Culturel Saint ExupĂ©ry et aujourdâhui Institut Informatique des Finances).
Parmi ces hĂ©ros le matelot sĂ©nĂ©galais Fara Gomis qui, voyant son chef, le gabier Leizons, abattu sous ses yeux, prit aussitĂŽt son poste Ă la barre de la chaloupe, la guidant vers le rivage oĂč lui-mĂȘme devait ĂȘtre atteint de plusieurs balles. BlessĂ© Ă mort, apprenant que Cocobeach Ă©tait prise il chuchotait Ă lâoreille du lieutenant de vaisseau MĂ©gissier venu le rĂ©conforter : «Commandant, ça ne fait rien. Je suis content».
Fara Gomis repose aujourdâhui en terre gabonaise : au sein du mausolĂ©e dĂ©diĂ© aux Français morts au Gabon Ă deux pas du monument de Charles NtchorĂ©rĂ©, aux cĂŽtĂ©s du colonel Parant, mort lui aussi en terre gabonaise (en 1940) pour une noble cause Ă laquelle tant de Gabonais ont donnĂ© leur gĂ©nĂ©reuse ardeur et leur jeunesse.